Nathalie Quintane | – Danielle Collobert – Et la victime et le bourreau (lecture de Dire I et II).

Danielle Collobert | Photographie parue dans la revue “fin n°2”

 

Ces lignes reviennent de loin – d’il y a longtemps, très longtemps, en un temps presque oublié et dont il ne reste rien, en un temps où de jeunes gens, coupables de n’avoir eu que quelques mois ou quelques années pendant la guerre (celle de 39), prenaient pour modèles les rares opposants au nazisme del a dite guerre, tentant à leur tour de susciter un combat et une résistance dignes de ce nom, en un temps où les collectifs d’intellectuels issus de la bourgeoisie se structuraient comme les Brigades de choc de la Coopérative agricole de Production n° 9 du canton de Sinping, en un temps où Maspéro frisait joyeusement et continûment la faillite parce qu’on lui piquait trop de livres, à l’époque où la maison Gallimard publiait Hélène Bessette, Mobile de Michel Butor, ou Danielle Collobert. Ceux qui ont moins de quarante ans auront peut-être quelques diffilcultés à saisir la gravité de ce temps-là. Collobert peut se lire comme une introduction à cette gravité.

Il y avait autrefois une métaphore, plantée par Baudelaire, développéepar Kafka, reprise par Beckett, de la littérature comme combat – comme combat dévastant la personne même de celui qui écrit et lui tenant paradoxalement lieu de squelette interne (les traces de cette métaphore demeurent dans l’exosquelette chargé de protéger nos chairs fermes). Les textes de Collobert ne cessent de dire ce combat, au point que la langue est progressivement apurée de tout ce qui n’est pas lui ; c’est ce que signifie le « saut » de Dire I à Dire II : le décor urbain, anonymet fluctuant de la première partie disparaît dans la seconde; l’espèce de narrateur-personnage, qui passe indifféremment d’un sexe à l’autre en I est complètementflou(t)é en II ; les paragraphes narratifs et descriptifs de I sont écourtés et coupés en II par de longs tirets puis s’achèvent en verticales asphyxiées. Le lecteur assiste au dressage de Collobert par Collobert : « des mots pour raconter – inventer – décrire – non – rien à faire de ce côté-là », ce qu’on peut prendre pour l’accès de naïveté d’une manieuse de fouet, puisqu’elle ne cesse, on s’en doute, de raconter, inventer, décrire (tout en se l’interdisant, et c’est cela qui importe). Lécriture « des limites » (« mon pas, le tien, me suivre – repousser les limites du visible » – le combat est iconophobe mais pas iconoclaste) est une écriture de l’interdiction, du refus (le mot est répété, de même que l’adverbe « assez », incessant), une écriture de l’extrême restriction à soi-même imposée- une écriture anorexiée.

Certes, la pente est courante au début des années 70 (Beckett, Duras d’avant L’Amant, ou les militants passés à la clandestinité et mangeant des conserves dans des chambres louées). Il n’est jamais trop tard pour se punir quand on a raté la révolution (Dire 1 date de 1967, Dire I1 de 70 ; le livre est publié en 72).

L’imposture type de l’écrivain que Beckett tente vaguement de racheter par le fameux bon qu’à ça est intégralement rejouée, en plus sec, par Collobert (« ne rien faire d’autre que se trahir jusqu’à l’inconscience»;«être là-au moment du mot écrit – impasse – imprécision du moment – déjà faux – déjà incohérent – écriture seconde – au passé – inexorablement – voilà pour la voix – pas la peine d’insister – la naïveté – assez », ou l’épanorthose qui clôt le premier paragraphe de Dire II: « – l’équivalent d’une mort – ou le contraire même – ou peut-être rien » et rappelle la langue tournée en bourrique de L’Innommable). Le texte de Collobert est ainsi la description de la longue mise en place qui lui permettra de pouvoir affirmer, au bout du compte, qu’il est, en effet, bon qu’à ça (fait pour dire le combat de la langue, par exemple, et rien d’autre). Comme tous les authentiques bonquaçaïstes (à l’exception de Beckett, auto-immunisé), Collobert meurt vite – est-ce parce qu’elle en reste, malgré tout, au dit, parfois sage ou trop extérieur, du bégaiement de la langue (« c’est possible peut-être (…) des sons de mots incompréhensibles – des pages ainsi – des pages de bruits »), sans oser y aller franco, à la Ghérasim? À coup sûr ce n’était pas une femmelette pour parler comme ça, d’après la mort. L’absolu d’une certaine gravité littéraire mène, semble-t-il, à la ligature du texte. Et de soi.

Action Poétique N° 177, 2004

 

À la librairie «La Répétition », rue St-André-des-Arts, à Paris, en 1974

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